La commission Charbonneau : leçons de gouvernance pour tous

1. Pourquoi dire leçons de gouvernance pour tous?

Croire que les situations de déviances révélées à la Commission Charbonneau sont circonscrites aux seuls secteurs d’activités visés par ces travaux serait une erreur et c’est pourquoi il est important d’en tirer les leçons qui s’imposent.

La Commission nous apprend qu’aucun niveau de direction au sein d’un organisme n’échappe à la commission d’actes illégaux, voire criminels, que ce soit du coté des fournisseurs de service que des organismes publics clients.

Comment expliquer que ces faits aient échappé aux mécanismes de vérification et de contrôle de ces organismes pendant si longtemps? À quoi ont servi les mécanismes de vérification interne et externe si ces outils de gestion ont été si aveugles?

Pourquoi la plupart des acteurs déviants n’avaient-ils pas été déjà congédiés ou, à tout le moins, relevés temporairement de leurs fonctions au moment de comparaître? Qu’est-ce que les entreprises attendaient de ces témoins? Allaient-ils être absous par leurs employeurs?

2. La notion de gouvernance rudement mise à l’épreuve

Lorsqu’on consulte les sites Web des entreprises on y retrouve généralement page après pages de règles de gouvernance, codes d’éthique et politiques faisant la promotion de la dénonciation qui protègent les dénonciateurs contre toute forme de représailles. Il faut constater que malgré l’existence de ces règles et de mécanismes de dénonciation, non seulement les pratiques illégales ont-elles eu cours, elles ont perduré pendant des années.

Pourquoi ces pratiques n’ont-elles pas été dénoncées? Est-ce un phénomène culturel?

a) « Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie »

Nous inspirant de témoignages entendus à la Commission, on comprend que la protection de ses propres intérêts, la volonté de ne pas s’impliquer dans un processus qui peut se révéler gênant et la crainte de piler sur les pieds de plus puissants que soi font partie de la réponse à la question. Les excuses pour ne pas agir sont faciles, entre autres celles fréquemment répétées « tout le monde fait cela » et sa cousine « on n’a pas le choix »!

Nous devons l’adage « Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie » au grand théologien du 16e siècle, Saint-François-de-Sales, et c’est une vérité que la Commission étale au grand jour à chaque audience.

Yvan Allaire1, un de nos experts incontestés en matière de gouvernance, nous enseigne :

(…) ce qui caractérise la plupart des hommes et des femmes, hormis les saints et quelques héros, c’est le fait que cette résistance aux pressions de l’intérêt personnel n’est pas illimitée. Les individus ont tous un point de rupture des valeurs, un point de bascule entre l’intégrité et la cupidité.2

Le jugement du professeur Allaire concorde avec les sages propos de François-de-Sales. Il est sévère et il démontre qu’il n’y a pas de solution facile au problème. Il en fait presqu’une question de génétique.

b) Les manquements à l’éthique à l’ère des médias modernes

La corruption au sein des entreprises n’est pas un phénomène nouveau. « La corruption est aussi vieille que le monde », disait l’ex inspecteur de police et juriste français Antoine Gaudino3 lors d’une entrevue. Il rappelait, à juste titre d’ailleurs, que les grandes civilisations ont même périclité à cause de ce fléau. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que tout finit par se savoir maintenant à l’ère des médias modernes, notamment par les médias sociaux. Et tout ce que les médias apprennent ou croient être un fait se répand avec la fougue et la vitesse d’un véritable tsunami.

Depuis les scandales qui sont à l’origine de la crise financière mondiale de 2007 et, plus près de nous, les dérives comme celle de Norbourg, Mount Real et Norshield, Québec Inc. n’est plus au-dessus de tout soupçon et adulé comme autrefois!

c) La gestion de crise à l’ère des médias modernes

Que l’entreprise soit assujettie aux obligations statutaires ou non de divulgations continues, le silence n’est pas une option lorsqu’une crise éclate au grand jour. Or, le choix du contenu du message est une œuvre délicate. On doit concilier transparence, ce qui implique véracité, et protection des intérêts de l’entreprise, deux objectifs souvent difficiles à concilier.

Il arrive trop souvent aussi que le réflexe d’autoprotection des administrateurs prévale aux dépens de la protection du patrimoine de l’entreprise et de ses actionnaires dans la rédaction du message. C’est une réaction très humaine, mais il faut penser aux risques que comporte la fonction avant d’accepter une charge!

3. Une notion de gouvernance à repenser

a) La confiance

Le lien de confiance constitue l’élément-clé sur lequel repose l’efficacité de toute activité humaine4, et c’est dans le domaine de la gestion et de la gouvernance des organisations que la confiance joue un rôle singulièrement déterminant.

b) De la confiance à la méfiance

Traditionnellement, la jurisprudence et la doctrine en matière de gouvernance ont toujours reconnu que la confiance est à la base même de la relation entre les administrateurs d’une entreprise et ses dirigeants. Si la confiance n’est pas encore écartée comme élément-clé de cette relation, les tribunaux précisent de plus en plus les outils dont les administrateurs doivent se doter pour valider la suffisance et la fiabilité de l’information fournie par la direction. On exige une surveillance active qui soit en rapport avec les principaux risques auxquels l’entreprise est confrontée. Or, la cupidité humaine fait partie de ces risques!

Le piège qui guette les administrateurs et dirigeants, aujourd’hui plus que jamais, se trouve dans les mots « ou auraient dû savoir » tirés de la norme énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Wise.5 Voilà qui évoque aussi les cas de dérives racontées à la Commission.

c) La gestion des risques

Lorsque la notion de devoir fiduciaire est abordée sous l’angle de l’opportunité d’une décision d’affaires, la norme du jugement d’affaire protège les administrateurs et dirigeants. Or, la décision d’adopter ou d’ignorer un comportement déviant ne tombe pas dans la catégorie des décisions assujetties à cette norme même si plusieurs témoins à la Commission ont dit que c’était la façon de faire des affaires. La gestion des risques de déviances est un aspect fondamental de la gouvernance moderne.

d) Une arme à double tranchant

Le contexte actuel nous éveille au besoin que les entreprises resserrent leurs règles de gouvernance, adoptent des codes d’éthique, implantent un processus de dénonciation, s’assurent de l’acceptabilité sociale de leurs activités et que l’existence de ces outils soit connue du public avec qui elles font affaires de même que par les régulateurs qui contrôlent leurs activités. Cependant, ces outils peuvent se retourner rapidement contre une entreprise parce que sa conduite sera évaluée en fonction des normes élevées qu’elle se sera fixée elle-même. Ces normes doivent donc être réalistes et efficaces.

4. Et les avocats d’entreprise dans tout cela?

a) La notion de gardien ou de « gatekeeper »

Il ne fait aucun doute que les avocats d’entreprise doivent être les premiers à tirer les bonnes leçons des révélations de la Commission. Me Stanley Beck, professeur et ancien président de la CVMO6 de 1984 à 1989, adopte la qualification de « gatekeeper », proposée par des auteurs américains, pour illustrer la portée du mandat de l’avocat d’entreprise et ce que doivent être les attentes à leur égard dans un article publié dès 1994.

Comme l’avocat d’entreprise est en pratique appelé à conseiller autant l’entreprise que ses administrateurs et dirigeants, il est souvent confronté à des situations équivoques lorsque certaines décisions sans opposer l’intérêt de l’entreprise à leur intérêt personnel, soulèvent néanmoins une question d’opportunité délicate en regard, notamment, des risques que cette décision pourrait faire courir à l’entreprise.

5. En guise de conclusion

Il est malheureux que la Commission n’ait pas questionné davantage les dirigeants sur les pratiques de gouvernance en vigueur au sein de leurs entreprises. À la fin de la plupart des témoignages, on reste sous l’impression que les pratiques déviantes sont le fruit d’initiatives individuelles que les autres départements et paliers hiérarchiques ignoraient.

Qu’est-ce qui incite un dirigeant à violer sciemment le code d’éthique auquel il a souscrit? Un manque total de valeurs éthiques? L’ignorance grossière de la gravité des actes posés et des sanctions auxquelles il s’exposait ainsi que son entreprise? L’appât du gain en raison d’un régime de bonification trop agressif basé sur sa performance ou la cupidité? Ou, comme ont dit chez les anglais : « all of the above »? On a tous intérêt à connaître la réponse.

6. Les leçons pour tous

Le conseil et la direction doivent s’assurer d’avoir des mécanismes de vérifications et de contrôles internes efficaces dont l’application doit faire l’objet d’une surveillance constante. C’est presque aussi banal qu’une lapalissade mais la leçon mérite d’être répétée.

On doit inculquer à chacun et chacune une culture qui lui fasse comprendre que l’intégrité de l’entreprise c’est son affaire parce c’est dans son intérêt personnel.

Le conseil et la direction doivent être conscients du fait que la grandeur du havre de paix qui les protège contre la responsabilité personnelle, s’amenuise et exclu de plus en plus de situations. En effet, le piège qui guette les administrateurs et dirigeants, aujourd’hui plus que jamais, se trouve dans les mots « ou auraient dû savoir ». Voilà ce qu’évoquent aussi les cas de dérives racontées à la Commission on ne peut plus éloquemment.

La gestion des risques de déviance et la gestion des crises qui les accompagnent sont devenues deux volets fondamentaux de la gouvernance moderne.

La gouvernance moderne doit certes, viser à protéger l’entreprise contre les risques de responsabilité, mais elle doit aussi protéger l’image et le caractère acceptable des activités de l’entreprise auprès des communautés où elle les exerce.

Enfin, parlant de l’avocat d’entreprise, un aspect important de sa mission c’est celle de « gatekeeper » de la conformité des actions non seulement de l’entreprise, mais de chacun de ses administrateurs et dirigeants. C’est à lui que reviendra la délicate mission d’éviter que les intérêts des administrateurs et dirigeants ne mettent l’entreprise à risque par intérêt personnel.

Il est difficile de résister à la tentation de suggérer que  la gouvernance moderne repose maintenant sur la méfiance plutôt que sur la confiance eu égard aux révélations faites par le Commission. À tout le moins faut-il rappeler que tous et chacun au sein de l’entreprise doivent être vigilants et ne pas hésiter à dénoncer auprès de la haute direction, voire le conseil, toute activité laissant soupçonner la commission d’un acte déviant mettant en cause l’intégrité de l’entreprise.


1 Président exécutif du conseil d’administration de l’IGOPP et président du Global Agenda Council on the Role of Business.

2 L’éthique et la cupidité. Blogue, les affaires.com 03-12-2012 (modifié le 03-12-2012 à 12:59).

3 Antoine Gaudino fut l’inspecteur vedette de la lutte anticorruption dans les années 90, en France, quand il mit au jour l’affaire Urba sur le financement du Parti socialiste.

4 Kenneth Arrow, « Gifts and exchanges », Philosophy and Public Affairs, vol. 1, 1972, p. 343-362, cité et traduit par Yann Algan, Pierre Cahuc, La société de défiance : Comment le modèle social français s’autodétruit, Paris, coll. CEPREMAP, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2007, p. 88-9.

5 Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, (2004) 3 R.C.S. 461, paragr. 67.

6 Commission des valeurs mobilières d’Ontario.

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