Décision de la Cour suprême du Canada : CDPDJ c. Bombardier

Le 23 juillet 2015, la Cour suprême du Canada a rendu une décision où s’entrecroisent des questions de discrimination et de sécurité nationale (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bombardier inc. (Bombardier Aerospace Training Center), 2015 CSC 39). Cet arrêt rappelle la démarche analytique qu’un plaignant doit suivre et le degré de preuve nécessaire afin de prouver l’existence de discrimination en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, et ce, malgré les difficultés de preuve engendrées par des mesures de sécurité nationale. 

Faits 

Javed Latif (« Latif ») est citoyen canadien, d’origine pakistanaise et de confession musulmane. En 2004-2005, il était pilote de ligne et détenait deux licences de pilotage, une américaine et une canadienne. Comme tout pilote, il doit suivre une formation spécifique à un appareil avant de pouvoir le piloter. Bombardier inc. (« Bombardier »), en tant que compagnie du domaine de l’aéronautique, dispense ces formations, tant sous licences américaine que canadienne. 

Suite aux événements du 11 septembre 2001, les États-Unis ont créé le programme Alien Flight Students Program (« AFSP ») : un pilote qui ne détient pas la citoyenneté américaine peut suivre une formation sous licence américaine, à condition de se soumettre à une vérification de sécurité. 

En 2003, l’AFSP approuve le dossier de Latif. En 2004, afin de suivre une formation sous licence américaine chez Bombardier, il doit de nouveau obtenir l’approbation de l’AFSP. Cette fois, l’AFSP décrète que Latif ne peut suivre de formation, car la vérification a révélé des faits permettant de conclure que Latif constitue une menace à la sécurité nationale. Ni la procédure suivie ni le fondement de la décision ne lui ont été communiqués. Latif demande donc à Bombardier de lui donner la formation, mais sous licence canadienne. Se basant sur la décision de l’AFSP, Bombardier refuse. 

En 2007, la Commission des droits de la personne intente un recours contre Bombardier pour discrimination basée sur l’origine ethnique. En 2008, l’AFSP approuve de nouveau le dossier de Latif. Il y a eu, semble-t-il, une erreur d’identité. 

Décision du Tribunal des droits de la personne 

Le 29 novembre 2010, le Tribunal des droits de la personne accueille la demande : le refus de Bombardier était discriminatoire. Le Tribunal considère que la Commission a établi la preuve prima facie de discrimination en vertu des articles 10 et 12 de la Charte. Le motif de sécurité et les motifs économiques invoqués par Bombardier ne justifient pas l’acte discriminatoire. 

Pour conclure à l’existence de discrimination, le Tribunal s’est basé sur le rapport d’une experte en profilage racial. Le rapport analyse des programmes américains mis en place depuis le 11 septembre 2001 qui ciblent les personnes arabes et musulmanes aux fins de la lutte antiterroriste. Il décrit la présence de préjugés discriminatoires au sein de la société américaine à l’égard de ces personnes et conclut à l’inefficacité des mesures de profilage racial en matière de sécurité nationale. 

Le Tribunal condamne Bombardier à indemniser Latif et à lui payer des dommages moraux et punitifs. Une ordonnance mandatoire est aussi émise ordonnant à Bombardier de « cesser d’appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de sécurité nationale lors du traitement de demandes de formation de pilote sous une licence de pilote canadienne ». 

Décision de la Cour d’appel 

La Cour d’appel a infirmé la décision du Tribunal. Selon elle, la Commission n’a pas réussi à prouver l’existence de discrimination à l’égard de Latif, aucun lien causal entre la mesure (refuser une formation à Latif) et le motif prohibé (l’origine pakistanaise de Latif) n’ayant été établi. 

D’une part, la Cour remet en question la pertinence du rapport d’expertise qui ne relève pas de faits graves, précis et concordants pouvant établir une présomption de profilage racial à l’encontre des Pakistanais dans le cadre de l’AFSP. Elle considère que l’inférence que fait le Tribunal à partir de ce rapport est insuffisante pour établir un lien causal. 

D’autre part, la Cour considère déraisonnable l’ordonnance selon laquelle Bombardier doit cesser de prendre en considération les décisions américaines en matière de sécurité nationale. Certes, le Tribunal a la compétence pour ordonner de faire ou de ne pas faire, encore faut-il que l’ordonnance remédie à une situation problématique. La Cour ne permet pas au Tribunal de gérer les activités futures de Bombardier en matière de sécurité nationale. 

Enfin, la Cour d’appel est d’avis que Bombardier, en se fiant à l’information reçue des autorités américaines, n’a pas commis un acte illicite et intentionnel justifiant l’octroi de dommages punitifs. 

Décision de la Cour suprême 

Dans une décision unanime, la Cour suprême a confirmé la décision de la Cour d’appel. Elle a rappelé, notamment, la démarche qu’un plaignant doit suivre dans le cadre d’une plainte pour discrimination et le degré de preuve requis lors d’un exercice d’analyse en matière de discrimination. 

Dans un premier temps, la Cour a déterminé que l’article 10 de la Charte requiert du plaignant qu’il fasse la preuve des trois éléments suivants pour conclure à la discrimination prima facie 

  1. une distinction, exclusion ou préférence;
  2. fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de cet article;
  3. qui a pour effet de détruire et compromettre le droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne. 

Quant au deuxième élément constitutif de la discrimination prima facie, la Cour a déterminé, contrairement à la Cour d’appel, que le plaignant a le fardeau de démontrer qu’il existe un lien (et non un lien causal) entre un motif prohibé de discrimination et l’élément premier (distinction, exclusion ou préférence) de l’analyse. 

En outre, la Cour a précisé le degré de preuve inhérent au fardeau du plaignant. À cet égard, elle a fait droit aux arguments de Bombardier en concluant que le plaignant devait démontrer, par prépondérance des probabilités, l’existence des trois éléments constitutifs de la discrimination. 

Quant au défendeur visé par un tel recours, il peut présenter i) des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination, ii) une défense justifiant la discrimination ou iii) les deux. En l’absence de justification du défendeur, la présentation par le plaignant d’une preuve prépondérante sera suffisante pour permettre à un tribunal de conclure à la violation de l’article 10 de la Charte. 

En l’espèce, la Cour suprême a déterminé que la décision du Tribunal était déraisonnable puisqu’elle n’était pas fondée sur la preuve présentée. Comme mentionné précédemment, la Commission devait démontrer que la décision de Bombardier était discriminatoire, en établissant, par prépondérance de preuve, un lien entre cette décision et l’origine ethnique de Latif. Or, la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que la décision des autorités américaines était fondée sur l’origine ethnique de Latif. 

Une mise en garde est faite toutefois aux entreprises : la Cour affirme « qu’une entreprise ne peut se faire le relais aveugle d’une décision discriminatoire émanant d’une autorité étrangère sans engager sa responsabilité au regard de la Charte ». En d’autres termes, l’employeur ne pourra se fermer les yeux indument en s’appuyant sur une norme étrangère qui est manifestement contraire à la Charte. 

Quant à l’ordonnance mandatoire émise par le Tribunal, la Cour précise que ce pouvoir doit se rapporter au litige soumis au Tribunal, être appuyé par la preuve pertinente et être approprié compte tenu de l’ensemble des circonstances, ce qui n’était pas le cas ici. 

Conclusion 

Cette décision est particulièrement intéressante pour tout litige en matière de discrimination puisqu’elle confirme le fardeau de preuve que les plaignants doivent remplir. Il permet aussi aux défendeurs (souvent des employeurs) d’évaluer la preuve à présenter pour contrecarrer une telle plainte. 

En outre, la décision est pertinente pour les employeurs et les fournisseurs de services qui ont recours à une norme étrangère dans le cadre de leur processus d’embauche. À cet égard, sous réserve d’un argument de l’employeur à l’effet que la discrimination est une exigence professionnelle justifié (« EPJ »), la personne qui se voit refuser le travail devra prouver que cet exercice de l’autorité étrangère est discriminatoire au sens de la Charte. Le cas échéant, cela entraînera la responsabilité de l’employeur ou du fournisseur de services ayant appliqué cette décision. 

Il pourrait être difficile de justifier le caractère discriminatoire de l’exercice de l’autorité étrangère puisque les renseignements pertinents sont parfois inaccessibles. Il est d’autant plus vrai en matière de sécurité nationale où les renseignements ne sont pratiquement jamais dévoilés par les autorités concernées. 

À titre d’exemple, il arrive que certains employeurs doivent suivre les exigences d’autorités extérieures dans le cadre l’International Traffic in Arms Regulations des États-Unis. Ce faisant, plutôt que de prouver le caractère discriminatoire de son refus d’embauche, le candidat devra démontrer le caractère discriminatoire de la décision de l’autorité étrangère pour conclure que son refus d’embauche était discriminatoire. En revanche, les employeurs concernés pourraient aussi justifier cette discrimination en démontrant que la réussite de ce test est une EPJ au sens de l’article 20 de la Charte.

 
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