Au-delà des devoirs de diligence et de loyauté… la responsabilité civile des administrateurs

Dans notre première capsule de vulgarisation en gouvernance, « Devoirs et obligations des administrateurs : en bref »1, nous avons résumé les principales notions des devoirs et obligations associés typiquement aux administrateurs, soit : 

  • le devoir de prudence et de diligence (« devoir de diligence ») et le devoir de loyauté, lesquels sont souvent associés aux « fiduciary duties » (« devoirs fiduciaires ») de common law.2
  • les responsabilités statutaires (les responsabilités d’origine législative) propres aux administrateurs et qui, dans plusieurs cas, ont été édictées pour faciliter la preuve d’une violation des devoirs de diligence et de loyauté. 

Faut-il conclure que la responsabilité personnelle des administrateurs s’arrête à ces deux catégories? La réponse est non. Un administrateur, comme toute personne physique ou morale, demeure soumis aux règles de la responsabilité civile3. L’administrateur peut commettre une faute causant un préjudice qui engagera sa responsabilité, malgré que le geste reproché ait été posé alors qu’il était administrateur. 

Définir la responsabilité civile 

La responsabilité civile d’un administrateur tire sa source de l’article 1457 du Code civil du Québec (« CcQ ») qui « régit (…) les personnes [et] les rapports entre les personnes »4. L’administrateur doit « respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à [lui], de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. »5 À défaut d’agir conformément à ces règles, il peut être tenu responsable du préjudice causé à autrui qui découle de ce défaut.  

À titre d’exemples, un administrateur peut engager sa responsabilité personnelle dans les situations suivantes : 

  • faire de fausses représentations;
  • falsifier des documents;
  • faire défaut de négocier de bonne foi.  

Délimiter l’étendue de l’immunité 

Plusieurs poseront alors la question : pourquoi l’administrateur doit-il être tenu personnellement responsable de gestes posés dans l’exercice de ses fonctions, alors qu’il agit pour la société? Le postulat à la base de cette question est que l’administrateur étant le mandataire de la société, il doit (ou devrait) bénéficier d’une immunité. Cela dit, comme la plupart des règles normatives, celles-ci comportent des nuances : l’administrateur bénéficie d’une immunité, mais elle est relative et non absolue. 

Pour mieux comprendre les nuances à apporter, décrivons les paramètres de la responsabilité civile de l’administrateur : 

  • la société, à titre de personne morale, bénéficie d’une personnalité juridique6, ce qui lui permet notamment de contracter avec des tiers, d’embaucher des employés, de détenir et aliéner des biens ou d’exercer des recours pour protéger sa réputation7;
  • la personnalité juridique de la société est distincte de celle de ses administrateurs8;
  • malgré sa personnalité juridique, une société demeure une fiction juridique qui ne peut agir que par l’intermédiaire de personnes physiques, c’est-à-dire ses dirigeants et administrateurs9;
  • les administrateurs ont le statut de mandataires10;
  • les administrateurs ne peuvent être tenus personnellement responsables des gestes posés à ce titre, à condition d’avoir agi dans les limites de leur mandat11

Il en découle que le tribunal qui sera appelé à trancher un débat sur la responsabilité d’un administrateur examinera, entre autres, si les administrateurs ont agi conformément à leur mandat ou s’ils en ont excédé les limites. Il est donc important que l’administrateur comprenne quelle est la portée de son mandat à l’égard des tiers. Lorsqu’il est appelé à agir dans une situation particulière qui peut comporter des risques de contestation, il est avisé de faire adopter une résolution par le conseil d’administration ou de confirmer par écrit la portée de son mandat. 

Détermination de la faute

Le tribunal regardera également si les administrateurs ont agi en conformité avec leur loi constitutive (provinciale ou fédérale), ainsi qu’avec les dispositions pertinentes du Code civil du Québec. De plus, il pourra tenir compte de toute autre règle, directive ou politique spécifique à la société visée, ainsi que de l’évolution de la jurisprudence et de l’interprétation des tribunaux dans l’analyse de situations similaires. 

Pour déterminer si une faute extracontractuelle a été commise par un administrateur dans une situation particulière, il faut appliquer le test de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances : 

« [168] (…) En revanche, pour déterminer s’il y a faute extracontractuelle, le régime général de droit civil retient le modèle du critère abstrait et objectif. Il faut donc utiliser, comme référence, le comportement de la personne raisonnable, prudente et diligente. Il faut se rapporter à une « norme de conduite acceptée ou tolérée par la société ». Cela ne signifie pas qu’il faille ignorer complètement « toute dimension concrète tenant à la personnalité de l’auteur du dommage dans l’appréciation de sa conduite ». Il faut replacer la personne dans la fonction qu’elle occupait alors et tenir compte des circonstances particulières de l’espèce. »12 

Comme il ne s’agit pas ici d’une obligation de résultat, les administrateurs n’auront pas, pour se défendre, à démontrer qu’ils ont pris la bonne décision. Il s’agira plutôt pour eux de faire valoir que la décision était raisonnable au moment où elle a été prise, et ce, en fonction de l’information à leur disposition à l’époque des faits en litige, ou de l’information qu’ils auraient dû avoir. Cela implique que les administrateurs doivent prendre les mesures requises pour demeurer bien informés. L’aveuglement volontaire n’aura donc pas sa place ici. Cet exercice présuppose que l’administrateur agit de bonne foi.13 Le défaut d’agir de bonne foi est en soi une faute civile.14 

Dans l’établissement de la responsabilité, au-delà de l’existence d’une faute, le tribunal devra déterminer si un préjudice en découle et tenir compte, le cas échéant, de la gravité du préjudice subi. 

Dans le cadre de la responsabilité civile, il n’y a pas de présomption de responsabilité à l’égard de l’administrateur. Il en est autrement dans certains cas de responsabilité statutaire. C’est ce que nous examinerons dans la prochaine capsule15.

  À propos des auteurs

Danielle Ferron, Ad. E.
, est associée chez Langlois Avocats et se spécialise en litige commercial général, domaine dans lequel elle œuvre depuis plus de 25 ans. Me Ferron possède une expertise particulière pour les dossiers de fraude, vol de secrets de commerce, piraterie et cybercriminalité. De plus, son parcours professionnel et ses expériences à titre de membre de divers conseils d’administration et comités de gouvernance, font d’elle une avocate conseil en matière de gouvernance. Entre autres, elle est coprésidente du conseil d’administration de Langlois Avocats et siège au comité exécutif. Elle est également membre du conseil d’administration de La Financière agricole du Québec et de son comité de gouvernance, d’éthique et de ressources humaines et informationnelles. De plus, elle est membre du conseil d’administration de la Fondation Marie-Vincent, où elle occupe également le rôle de secrétaire, et siège au comité de gouvernance. Préalablement, Me Ferron a été membre du conseil d’administration de l’Association des femmes en finance pendant 10 ans, incluant plusieurs années à titre de vice-présidente du comité exécutif. 

Tommy Tremblay est associé chez Langlois Avocats. Me Tremblay exerce dans tous les volets du litige commercial, mais plus particulièrement dans les domaines de la gouvernance d’entreprises (notamment en ce qui a trait à la responsabilité des administrateurs et des dirigeants), du droit de la concurrence, valeurs mobilières et défense de cols blancs, incluant les enquêtes administratives et l’interaction avec les organismes de réglementation en ces matières. Me Tremblay collabore également à l’élaboration de programmes de conformité grâce auxquels les entreprises peuvent vérifier si leurs employés et les membres de la direction respectent les normes statutaires et exercent un contrôle diligent des activités de leur organisation. Il aide régulièrement les clients dans le cadre d’enquêtes menées par des organismes de réglementation et participe à la mise en œuvre de protocoles d’enquête interne. Me Tremblay est formateur depuis plusieurs années au Collège des administrateurs de sociétés dans le cadre du programme de certification universitaire en gouvernance de sociétés. Il siège également au comité exécutif de l’Association du Barreau canadien (ABC) – Division Québec à titre de trésorier et a récemment été élu président du comité de direction nationale de la Section Droit des affaires de l’ABC. Il agit également comme président et administrateur de l’OBNL Avenir Parc La Fontaine.
 

 


1 Devoirs et obligations des administrateurs : en bref
2 Nous sommes d’avis que le terme « devoirs fiduciaires » a le mérite de la concision mais résume erronément la nature juridique de ces devoirs en fonction des règles du Code civil du Québec. À ce sujet, voir notamment Gravino c. Enerchem Transport inc., 2008 QCCA 1820, paragr. 39.
3 Quoique le régime de responsabilité civile vise également la violation des obligations contractuelles (art. 1458 CcQ), la survenance de celle-ci est très rare dans le cas d’un administrateur. Pour cette raison, nous nous concentrons, dans la présente capsule, sur la responsabilité extracontractuelle des administrateurs.
4 Disposition préliminaire, 1er al. CcQ
5 Article 1457, 1er al. CcQ
6 Art. 298 CcQ : « Les personnes morales ont la personnalité juridique. (…) »
7 Art. 301 CcQ : « Les personnes morales ont la pleine jouissance des droits civils. »; art. 302 CcQ : « Les personnes morales sont titulaires d’un patrimoine qui peut, dans la seule mesure prévue par la loi, faire l’objet d’une division ou d’une affectation. Elles ont aussi des droits et obligations extrapatrimoniaux liés à leur nature. »; art. 303. CcQ : « Les personnes morales ont la capacité requise pour exercer tous leurs droits, et les dispositions du présent code relatives à l’exercice des droits civils par les personnes physiques leur sont applicables, compte tenu des adaptations nécessaires. (…) ».
8 Art. 309 CcQ : « Les personnes morales sont distinctes de leurs membres. Leurs actes n’engagent qu’elles-mêmes, sauf les exceptions prévues par la loi. »
9 Art. 311 CcQ : « Les personnes morales agissent par leurs organes, tels le conseil d’administration et l’assemblée des membres. »; art. 312 CcQ : « La personne morale est représentée par ses dirigeants, qui l’obligent dans la mesure des pouvoirs que la loi, l’acte constitutif ou les règlements leur confèrent. »
10 Art. 321 CcQ : « L’administrateur est considéré comme mandataire de la personne morale. Il doit, dans l’exercice de ses fonctions, respecter les obligations que la loi, l’acte constitutif et les règlements lui imposent et agir dans les limites des pouvoirs qui lui sont conférés. » Il est intéressant de noter que le Code civil du Québec ne mentionne pas le « dirigeant » comme mandataire de la société malgré qu’il agisse à ce titre généralement. L’article 116, 2e al. de la Loi sur les sociétés par actions du Québec lui reconnaît expressément le statut de mandataire.
11 Art. 2157 CcQ : « Le mandataire qui, dans les limites de son mandat, s’oblige au nom et pour le compte du mandant, n’est pas personnellement tenu envers le tiers avec qui il contracte. Il est tenu envers lui lorsqu’il agit en son propre nom, sous réserve des droits du tiers contre le mandant, le cas échéant. »; art. 2158 CcQ : « Le mandataire qui outrepasse ses pouvoirs est personnellement tenu envers le tiers avec qui il contracte, à moins que le tiers n’ait eu une connaissance suffisante du mandat, ou que le mandant n’ait ratifié les actes que le mandataire a accomplis. »
12 Pincourt (Ville de) c. Construction Cogerex ltée, 2013 QCCA 1773, paragr. 168.
13 Art. 2805 CcQ.
14 Art. 6, 7 et 1375 CcQ.
15 Les responsabilités statutaires des administrateurs : baliser les zones de risque pour éviter les dérapages

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